|   Textes Ecrire - Dire
 
 Extrait de " Enfance"  Je suis dans ma chambre, à ma petite table devant la fenêtre. 
        Je trace des mots avec ma plume trempée dans l'encre rouge.
 je vois bien qu'ils ne sont pas pareils aux vrais mots des livres... ils 
        sont comme déformés, comme un peu infirmes...
 En voici un tout vacillant, mal assuré, je dois le placer... ici 
        peut-être... non, là... mais je me demande...
 j'ai dû me tromper... il n'a pas l'air de bien s'accorder avec les 
        autres, ces mots qui vivent ailleurs...
 j'ai été les chercher loin de chez moi et je les ai ramenés 
        ici, mais je ne sais pas ce qui est bon pour eux,
 je ne connais pas leurs habitudes...
 
 Les mots de chez moi, des mots solides que je connais bien, que j'ai disposés, 
        ici et là, parmi ces étrangers,
 ont un air gauche, emprunté, un peu ridicule... on dirait des gens 
        transportés dans un pays inconnu, dans une société
 dont ils n'ont pas appris les usages, ils ne savent pas comment se comporter, 
        ils ne savent plus très bien qui ils sont...
 Maintenant c'est le moment... je le retarde toujours... 
        j'ai peur de ne pas partir du bon pied, de ne pas bien prendre mon élan... je commence par écrire 
        le titre... « Mon premier chagrin»...
 il pourra me donner l'impulsion...
 Les mots parmi lesquels je me suis posée ne sont pas mes mots de 
        tous les jours, des mots grisâtres,
 à peine visibles, assez débraillés... ces mots-ci 
        sont comme revêtus de beaux vêtements, d'habits de fête...
 la plupart sont venus de lieux bien fréquentés, où 
        il faut avoir de la tenue, de l'éclat...
 ils sont sortis de mes recueils de morceaux choisis, des dictées, 
        et aussi...
  En tout cas ce sont des mots dont l'origine garantit 
        l'élégance, la grâce, la beauté... je me plais 
        en leur compagnie, j'ai pour eux tous les égards qu'ils méritent, je veille 
        à ce que rien ne les dépare... S'il me semble que quelque 
        chose
 abîme leur aspect, je consulte aussitôt mon Larousse, il ne 
        faut pas qu'une vilaine faute d'orthographe,
 un hideux bouton les enlaidisse. Et pour les relier entre eux il existe 
        des règles strictes auxquelles on doit se conformer.
 si je n'arrive pas à les retrouver dans ma grammaire, si le moindre 
        doute subsiste, il vaut mieux ne pas y toucher,
 à ces mots, en chercher d'autres que je pourrai placer dans une 
        autre phrase où ils seront à une place appropriée,
 dans le rôle qui leur convient. Même mes mots à moi, 
        ceux dont je me sers d'ordinaire sans bien les voir,
 lorsqu'ils doivent venir ici acquièrent au contact des autres un 
        air respectable, de bonnes manières.
 Parfois je glisse ici ou là un mot rare, un ornement qui rehaussera 
        l'éclat de l'ensemble.
 Mais cela, je me retiens d'y toucher, je veux laisser 
        les mots prendre tout leur temps, choisir leur moment, je sais que je peux compter sur eux... les derniers mots viennent toujours 
        comme poussés par tous ceux
 qui les précèdent... Je les appelle, je les rappelle plutôt, 
        ils sont déjà venus avant, mais je veux les revoir encore...
 le moment est propice...
 je les fais résonner... faut-il changer celui-ci de place?... j'écoute 
        de nouveau...
 vraiment la phrase qu'ils forment se déroule et retombe très 
        joliment... encore peut-être un léger arrangement...
 et puis ne plus l'examiner, je risquerais de l'abîmer...
 Nathalie Sarraute 
   Extrait de "Un jeune homme au secret" Ces histoires encloses en quelques strophes devaient 
        capter notre attention, nous fasciner même, car toute la classe était un seul souffle suspendu, une seule oreille 
        que comblait et charmait la voix lente,
 mesurée et pleine du maître ; mais je sentais, quant à 
        moi, qu'un pouvoir bien plus insidieux et singulier
 que celui exercé sur nous par le seul récit devait sourdre 
        des mots eux-mêmes, de leur façon de se succéder
 en sourdine ou au contraire de se heurter avec éclat, du jeu de 
        leurs syllabes claires, vives, sonores ou feutrées,
 des images douces ou violentes, apaisées ou inquiètes, qu'ils 
        faisaient s'illuminer, s'élever puis s'éteindre en nous.
 L'événement rapporté par le poète, c'était 
        le galet qu'une main lance sur l'eau dormante,
 et le choc sur la surface est aussi vite oublié qu'englouti le 
        projectile, mais, tout autour du point effleuré,
 les ondes ne cessent de s'arrondir, de s'élargir, de se propulser 
        l'une après l'autre jusqu'à la rive.
 Ainsi en allait-il pour ces poèmes […] leurs ondes ne cessaient 
        de glisser et de vibrer en nous,
 dans nos cœurs, nos mémoires et nos rêveries.
 Georges Emmanuel Clancier    
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